Née en 1974 au Canada d'une mère française et d'un père québécois, la secrétaire d'État au Numérique, élue en 2012 député PS des Français de l'étranger à Londres, est une férue des nouvelles technologies. Elle dévoile les enjeux de son projet de loi numérique, dont l'accélération de l'open data en France.
LA TRIBUNE - Vous voulez inscrire dans la loi l'ouverture et la gratuité des données publiques. Où en est-on ?
AXELLE LEMAIRE - Le Premier ministre vient de signer le courrier de saisine du Conseil national du numérique, qui va lancer dans les prochains jours une concertation ouverte sur la question des données. Il y aura un débat public dans le cadre du projet de loi sur le numérique que je prépare. Ce projet inclura notamment les travaux de transposition de la directive européenne sur la réutilisation des informations du secteur public [PSI]. J'espère pouvoir présenter ce texte en Conseil des ministres en décembre 2014 et qu'il soit examiné au Parlement au premier semestre 2015, si le calendrier parlementaire le permet.
Autre point important : le 21 mai dernier, la nomination d'un « Chief Data Officer », un administrateur général des données, a été annoncée en Conseil des ministres. La France est le premier État européen à se doter de cette fonction et le troisième pays au monde en matière d'ouverture des données. Ce responsable de la donnée publique, dont nous officialiserons, avec Thierry Mandon, le secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification, la désignation dans quelques semaines, devra définir la stratégie de l'État en matière de données. Je suis convaincue que la donnée est la valeur stratégique de l'économie de demain. Le sujet se trouve d'ailleurs au coeur de la négociation du traité de libre-échange transatlantique [TTIP] avec le gouvernement américain. La France doit se mettre en ordre de bataille : toutes ses administrations doivent être conscientes que la donnée est le nerf de la guerre !
Comment surmonter l'inertie de certaines administrations, constatée dans le récent rapport de la sénatrice Corinne Bouchoux* ?
Ce rapport participe de la prise de conscience nécessaire. Certaines administrations ont peut-être besoin de piqûres de rappel. Nous nous trouvons à un moment historique dans l'évolution du rôle de l'État dans la société, dans un pays comme la France à la tradition fortement interventionniste. On sent que la demande citoyenne a évolué : il y a une requête d'efficacité de l'action de l'État et de la bonne utilisation de l'impôt, ainsi qu'un désir de participation des citoyens au côté de l'État régalien traditionnel.
La libération des données publiques rend l'information plus accessible et plus fiable. Elle accroît la légitimité démocratique de ceux qui la produisent, les administrations, les établissements publics, et renforce de manière générale le débat démocratique. Par exemple, j'ai été heureuse d'inaugurer, avec le Medialab de Sciences Po, la plate-forme de suivi en temps réel des amendements au Parlement, développée avec l'association Regards Citoyens : c'est de la démocratie en direct !
L'idée est aussi de rendre les services publics plus efficaces. Ainsi à New York, la modélisation et le croisement des données sur les incendies avec celles sur la salubrité des immeubles ont permis d'augmenter de 50 % l'efficacité des inspections de sécurité incendie en un an. En France, grâce à la publication des appels d'offres publics déjà passés, les candidats pourront savoir quelles entreprises ont remporté les précédents, à quels tarifs, etc. Cela normalisera les conditions d'accès et de transparence des marchés publics.
Quels seront les grands principes de votre loi en matière d'open data ?
La donnée publique se doit d'être ouverte par défaut, mais en excluant toute donnée à caractère personnel, bien sûr, et en veillant à ce que les informations anonymisées ne présentent pas de risque de ré-identification des individus. Il faut encadrer juridiquement la donnée. Tout ceci sera dans le projet de loi. J'ajoute que la politique de la donnée fait partie de mes attributions, mais que le sujet concerne aussi la Chancellerie, l'Intérieur et le secrétariat d'État à la réforme de l'État et à la Simplification.
Nous devons mobiliser les données publiques ou d'intérêt public pour créer de nouveaux services. À ce sujet, il existe une foule de start-up débordant d'idées, comme on l'a vu dans le cadre du concours Dataconnexions, organisé par Etalab. Un jeune Grenoblois passionné de parapente a ainsi conçu son propre modèle de prévisions météo, Open Meteo Forecast. Il existe aussi une base de données collaborative sur les produits alimentaires, Openfoodfacts, ou le site Vroom Vroom qui recense le taux de réussite à l'examen du permis de conduire par département et par auto-école. Il y a également un potentiel très important en matière d'e-santé.
Mais les données médicales sont-elles des données comme les autres ?
Les données de santé nécessitent un débat à part, car elles sont à la fois d'intérêt général et à risque. Marisol Touraine, la ministre des Affaires sociales et de la Santé, a initié le débat sur ce sujet tabou, malgré de fortes réticences de ses administrations. Nous avons intérêt à encadrer fortement la donnée de santé. Cependant, la libération de certaines données n'ayant pas de caractère personnel, comme les notices de médicaments par exemple, permettrait la création d'applications comparant les données sur les effets secondaires et les incompatibilités de traitement, très utiles pour les professions réglementées, notamment les médecins, alors que ces informations sont aujourd'hui dispersées.
Les données publiques doivent-elles toutes être gratuites ? Que pensez-vous du financement participatif évoqué par les sénateurs Gorce et Pillet dans leur rapport** ?
Nous prônons la gratuité par défaut. Mais l'open data et le crowdfunding, qui participent de ce mouvement de l'économie collaborative, vont évidemment de pair. L'ouverture des données peut permettre d'identifier un besoin, lequel sera financé par le public, sous diverses formes. C'est un modèle de gouvernance différent, dans lequel toutes les parties prenantes sont impliquées.
J'ajoute qu'au-delà de l'ouverture des données, il y a la notion de gouvernance ouverte. À ce sujet, la France a officiellement adhéré en avril au partenariat pour un gouvernement ouvert (Open Governement Partnership) lors de la Conférence de Paris sur l'open data. L'arrivée de la France au sein de ce mouvement mondial qui regroupe une soixantaine de pays était très attendue.
Cette gouvernance ouverte n'est-elle pas aussi parfois synonyme de désengagement de l'État ?
Il est vrai qu'il y a une stratégie idéologique sous-jacente dans certains pays très en pointe sur l'open data, comme les États-Unis et le Royaume-Uni. Je l'ai constaté à l'automne dernier, lorsque, encore parlementaire, j'avais fait partie de la délégation qui s'est rendue à Londres au sommet de l'Open Governement. Le Royaume-Uni, le pays qui partage le plus de jeux de données et que je connais bien, a par exemple ouvert ceux du taux de criminalité, ce qui a tendance à ostraciser davantage les quartiers où il est le plus élevé. À Londres, on parle aussi beaucoup d'ouverture des données du cadastre, mais ce n'est toujours pas fait, en raison des fortes réticences des acteurs du privé. La vision anglaise s'appuie sur l'idée de la « Big Society » qui, sous couvert de redonner du pouvoir aux citoyens, justifie des coupes drastiques dans les dépenses publiques, en particulier de santé. Cela revient un peu à dire : « Débrouillez-vous sans nous ! » Ce n'est pas notre vision.
Au contraire, la France voit dans l'open data une façon de renouer la connexion avec le citoyen. La politique de la chaise vide à l'Open Governement Partnership était trop risquée. Il est important que la France porte une vision alternative : réinventer le service public, ré-impliquer les citoyens, partager des données pour créer un mieux-vivre ensemble. C'est cela, la vision de la France en matière d'ouverture des données publiques.
La réflexion sur l'enjeu que constituent les données doit être menée avec une grande lucidité et sans naïveté. Il faut développer une filière industrielle autour du numérique en France, car c'est une industrie au même titre que le ferroviaire : il lui faut des infrastructures, c'est-à-dire du très haut débit, mais aussi des data centers - des centres d'hébergement localisés en France. Sinon, cela revient à ouvrir nos données pour les autres : les géants du Net, essentiellement américains, spécialistes de la donnée.
Delphine Cuny
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